Dans le débat public français, de qualité médiocre quelle que soit la question abordée, les fantasmes autour de la charia demeurent nombreux et fréquemment instrumentalisés à des fins politiciennes. Il paraît donc souhaitable et intellectuellement rigoureux de revenir aux fondamentaux, en exposant la réalité actuelle de la charia, sans céder à la peur ou à la rhétorique du choc des civilisations (2).
Appréhender la charia dans sa globalité implique de dépasser certaines simplifications rhétoriques et représentations médiatiques. Elle ne se réduit pas à un instrument de pouvoir ou à un code coercitif, mais constitue un système normatif évolutif, interprété et adapté selon les cadres sociaux et historiques. Loin des visions homogènes ou idéalisées, cette lecture permet de considérer la charia comme un phénomène vivant et pluriel. En s’appuyant sur l’histoire et la jurisprudence islamiques, il devient possible de replacer la charia dans son environnement réel et de corriger certaines perceptions obsessionnelles. Celles-ci dominent encore le discours public, donnant une compréhension déformée de son rôle et de sa place dans le monde musulman contemporain.
La question mérite dès lors d’être posée : dans les sociétés où la charia n’est pas en vigueur, les populations musulmanes expriment-elles une volonté effective de vivre sous le code juridique islamique, ou bien s’inscrivent-elles prioritairement dans les cadres juridiques et sociaux des États où elles résident ? Cette interrogation invite à une analyse plus nuancée des pratiques, des représentations et des aspirations contemporaines au sein des communautés musulmanes.
Les migrations africaines vers l’Europe mettent en évidence une réalité : une très large majorité des musulmans quitte des terres où la charia n’est appliquée que partiellement ou pas du tout, pour s’installer dans des sociétés occidentales régies par le droit civil, la laïcité et des principes libéraux couvrant tous les aspects de la vie sociale. Les communautés musulmanes établies depuis quatre ou cinq décennies en Europe ne revendiquent, pour l’essentiel, aucune application stricte de la charia, la plupart n’en ayant jamais connu l’application concrète.
Les deuxième et troisième générations, nées en dehors des patries d’origine de leurs aïeux, demeurent largement étrangères à toute expérience concrète de la charia en tant que système religieux, juridique et moral (3). Dans un contexte marqué par de profondes mutations et par le délitement des sociétés européennes, tout particulièrement de la française, certains jeunes musulmans, en raison de leur âge ou de leur pratique religieuse, peuvent en venir à développer une perception idéalisée, voire déformée, de ce corpus normatif. Cette représentation, détachée de sa réalité historique, se trouve façonnée par des propagandes idéologiques relayées, le plus souvent, par les réseaux sociaux et certains prédicateurs de prison ou de quartier.
Face à un corps social perçu comme en déclin et en perte de repères, le désir de renouer avec les origines ou de retrouver la pureté de l’islam des premiers siècles constitue une option séduisante pour les musulmans en recherche de sens, désireux de relever les défis complexes de notre époque. Néanmoins, dès lors que cette aspiration repose sur une lecture mythifiée plutôt que sur une tradition vivante, elle comporte des risques notables, en nourrissant des attentes irréalistes et en renforçant les dynamiques de radicalisation musulmane.
En réalité, tout retour strict au commencement de la religion islamique nécessite un examen critique rigoureux et éclairé. Par ailleurs, interrogés, les musulmans eux-mêmes reconnaissent que seuls quelques pays - Arabie Saoudite, Iran, Soudan, Pakistan, ainsi que certaines régions du Nigeria ou de Somalie - appliquent la charia de manière significative. Ces situations se révèlent hautement minoritaires au regard des 57 États à majorité musulmane, et plus encore à l’échelle du monde.
Il apparaît que le désir prédominant des musulmans vivant en Europe est de mener une existence pleinement intégrée : profiter des opportunités matérielles et technologiques tout en participant à la vie contemporaine. Ils cherchent à concilier ces avantages avec le respect des grands principes de l’islam, sans pour autant aspirer à un régime islamique comme celui observé en Afghanistan sous les talibans. La question de l’immigration est un véritable sujet de préoccupation. Il mérite une analyse rigoureuse qui fera l’objet d’un développement spécifique ultérieurement.
Cette tension entre aspiration à la modernité et fidélité religieuse ne concerne pas que les musulmans d’Europe : elle anime les stratégies économiques et culturelles de plusieurs états musulmans. Les pays du Golfe, notamment, investissent des millions, voire des milliards, pour construire des villes modernes inspirées de l’architecture occidentale, développer des infrastructures financières et touristiques, organiser des événements sportifs internationaux comme la Coupe du monde ou les Jeux Olympiques (4).
Par exemple, l’Arabie saoudite entend devenir une puissance du tourisme de luxe. Dans le même ordre d’idées, l’ouverture de Beast Land a attiré des milliers de visiteurs dès son inauguration à Riyad, sous le regard bienveillant, et même enthousiaste, des autorités. Pour rappel, derrière ce parc d’attraction nous retrouvons MrBeast, le célèbre YouTubeur américain, dont les contenus sont pour le moins éloignés de la sunna…
Ces engagements financiers massifs traduisent, pour certains, une volonté manifeste d’intégration à l’économie mondiale et de participation au spectacle, au luxe et aux loisirs contemporains. Pour d’autres, ils relèvent d’une stratégie déguisée : utiliser l’économie, le sport ou d’autres secteurs d’influence pour propager l’islam sur tout le globe…
Parallèlement, il existe un phénomène complexe d’attraction-répulsion vis-à-vis du monde européen : si une frange de musulmans refuse le modèle occidental, ses valeurs d’inspiration chrétienne et ses styles de vie, la très grande majorité - élites comprises - persiste toutefois à en reprendre les codes, à s’en inspirer ou à l’adopter, souvent avec une admiration mêlée de jalousie et de fascination. Ce paradoxe, mêlant rejet et aspiration pour la civilisation européenne, ne doit pas être sous-estimé dans l’analyse des comportements et des représentations contemporaines (6).
Loin des fantasmes médiatiques ou politiques, la charia reste un phénomène très minoritaire, limité à quelques pays ou régions. La grande majorité des musulmans vit dans des sociétés où elle n’est guère ou pas appliquée, ni souhaitée. Les médias et certains discours politiciens exagèrent son influence et son attraction, mais la réalité quotidienne se montre tout autre…
En effet, son application généralisée rencontrerait des résistances naturelles et concrètes. Il serait illusoire de penser que les populations, musulmanes ou non, renonceraient volontairement à leur confort et à leurs acquis pour adopter la charia. La puissance d’attraction du modèle occidental s’exerce de manière constante et concrète, surpassant de très loin l’influence de tout projet islamique. On peut en regretter certains aspects, mais cela reste un fait.
Postuler que l’islam serait en mesure d’infléchir cette dynamique structurelle par la seule valeur de sa proposition revient à en surestimer la portée effective et à ignorer les déterminations sociales et culturelles orientant les comportements individuels. En dépit des discours idéalisants ou alarmistes, la charia demeure, pour l’heure, une référence marginale, plus fantasmée que réellement opératoire. Elle se révèle incapable de rivaliser avec le mode de vie occidental dans ses dimensions matérielles, sociales et culturelles. De fait, les musulmans ne quittent pas en masse l’Europe pour instaurer la charia dans la terre d’origine de leurs aïeux, pas plus qu’ils ne se précipitent pour prendre un aller simple pour Kaboul ou Islamabad…
1) La charia : Essai sur le droit musulman, Khaled Abou El Fadl, Presses universitaires de France, 2001
2) Le Choc des civilisations par Samuel Huntington, article de l’auteur, mai 2020
3) L’islam et les religions : essai sur la pluri‑référence, Mohammed Arkoun, Cerf, 2002
4) Gouverner par la charia : islam, éthique publique et politique en Égypte et en Algérie, Malika Zeghal, Presses de Sciences Po, 2008
5) Islamisme et mondialisation : les musulmans face à l’ordre libéral, François Burgat, Cerf, 2015
6) Histoire des peuples arabes, Albert Hourani, Seuil, 1991

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