Trafalgar : une défaite éclatante mais nullement décisive

Franck-Abed-Mer


Je souhaite ici répondre à une affirmation trop souvent répétée : Trafalgar aurait scellé le sort de l’Empire et condamné Napoléon à rester prisonnier du continent. Mais avant d’accepter ce jugement, il convient de poser la question avec rigueur : Trafalgar explique-t-elle vraiment la défaite finale de Napoléon ?


Il ne s’agit pas tant de répondre à une question que de soumettre à l’épreuve une certitude héritée du récit dominant. Depuis deux siècles, une lecture largement façonnée par l’historiographie britannique a imposé l’idée que Trafalgar aurait scellé le destin de Napoléon, transformant une défaite navale en tournant irréversible de l’histoire européenne. Cette conviction, répétée à l’envi, mérite pourtant d’être interrogée à la lumière des faits et de la raison.

Trafalgar fut certes une défaite navale majeure, mais elle ne saurait expliquer à elle seule la chute de l’Empire, ni relativiser la puissance considérable que Napoléon conserva sur les plans militaire, diplomatique et politique après 1805. Dix années séparent Trafalgar de Waterloo : une décennie au cours de laquelle l’Empereur accumula des triomphes sans équivalent dans l’histoire moderne. Dix ans, c’est long, bien trop long, pour qu’une bataille dite décisive en annonce réellement la fin. L’Empire, loin d’être condamné, allait encore dominer l’Europe, imposer sa loi, remodeler les royaumes et faire plier les Coalitions.


À l’été 1805, Napoléon Bonaparte n’avait pas encore totalement imposé son autorité sur l’Europe continentale. La dernière grande victoire militaire de la France napoléonienne remontait à Marengo, le 14 juin 1800, ou à Hohenlinden, le 3 décembre de la même année, où le général Moreau triompha brillamment des forces austro-bavaroises commandées par l’archiduc Jean d’Autriche. Depuis Brumaire, sous l’impulsion énergique du Premier Consul, la France avait connu un spectaculaire redressement administratif et économique après les turbulences révolutionnaires. Souhaitant ouvrir un vaste chantier législatif et consolider la paix intérieure, Napoléon aspirait à la stabilité et à la concorde avec une ardeur bien plus sincère que celle du cabinet britannique, encore animé par la haine et la rivalité.

Après de longues discussions et de multiples conciliabules, la paix fut enfin signée le 25 mars 1802 à l’hôtel de ville d’Amiens. Des deux côtés de la Manche, les peuples espéraient qu’elle durerait plusieurs années. Cependant, après à peine treize mois, elle fut dénoncée par les deux parties. Les tensions persistantes entre la France et le Royaume-Uni, autour des colonies et du commerce ainsi que les accusations réciproques de non-respect des engagements, entraînèrent rapidement la fin définitive de cette trêve, appelée hâtivement « paix ».

Les hostilités reprirent et Napoléon planifia l’invasion de l’Angleterre. Sur les falaises du Pas-de-Calais, il orchestra une préparation d’une ampleur exceptionnelle. À Boulogne, il installa son quartier général, tandis que plusieurs camps militaires s’élevaient le long des côtes de la Manche. Entre 150 000 et 200 000 soldats, soutenus par quelque 15 000 marins, y étaient rassemblés : une armée fidèle, disciplinée et rompue autant à la manœuvre qu’au combat. Ces guerriers y apprenaient à embarquer et débarquer, se préparant à un corps-à-corps sur un terrain inconnu. Il s’agissait d’une machine de guerre sans égale, prête à fondre sur les rivages anglais dès que la flotte franco-espagnole aurait ouvert la voie dans la Manche. 


Le camp de Boulogne remplissait un double rôle : instrument militaire d’invasion, il était aussi un symbole politique, destiné à impressionner l’Angleterre et à manifester la puissance retrouvée de la France. Toutefois, tant que la mer demeurait sous contrôle anglais, l’invasion restait une chimère. La marine française, sous la conduite d’un commandant naval compétent, aurait peut-être pu rivaliser avec la Royal Navy, ou plus exactement accomplir sa mission : assurer le contrôle de la Manche pendant quelques heures. Mais cette armée des mers, mal conduite, ne parvint jamais à dominer la Royal Navy. L’amiral Villeneuve, indécis, soumis à la pression et démoralisé, se réfugia à Cadix…


À l’été 1805, la situation se transforma brusquement. L’Angleterre parvint à rallier la Russie et l’Autriche au sein de la Troisième Coalition, grâce à de lourds subsides. L’objectif était désormais de détourner l’ennemi français de son projet de débarquement, lequel inquiétait profondément les plus hautes autorités britanniques. Une conséquente armée autrichienne franchit le Danube et menaça la Bavière alliée de la France. Napoléon réagit avec une célérité foudroyante. Plutôt que d’attendre l’ennemi sur le Rhin, il décida de transférer, en secret, l’armée du camp de Boulogne vers le cœur du continent, afin de frapper les Autrichiens avant leur jonction avec les Russes.

Ce mouvement prodigieux - près de 200 000 hommes traversant la France pour se retrouver dans l’Empire autrichien en quelques semaines - demeure l’une des plus éclatantes démonstrations de logistique et de discipline militaire. En un temps record, Napoléon réalisa un chef-d’œuvre stratégique : Il transporta son armée du littoral aux plaines bavaroises, dans une marche réglée comme une horloge, alliant rapidité, ordre et coordination exemplaire.

Là s’accomplit le coup de génie d’Ulm. Sans livrer de bataille au sens classique du terme, Napoléon enferma l’armée autrichienne du général Mack dans la ville. Par une succession de manœuvres savantes - enveloppement, diversion, encerclement - il obtint la reddition de 30 000 hommes, presque sans combat. Victoire totale, acquise par l’intelligence plus que par la force. Le 20 octobre, les soldats autrichiens défilèrent pendant cinq heures devant l’Empereur. Les fantassins jetèrent leurs fusils et les cavaliers abandonnèrent leurs chevaux : tous partirent en captivité vers la France. Les officiers autrichiens reçurent de Napoléon l'autorisation de garder leurs armes et de rentrer chez eux, à condition de ne plus se battre contre la France…

Au lendemain de cette victoire, le 21 octobre 1805, au large du cap Trafalgar, la flotte franco-espagnole, mal commandée, livra un combat d’envergure contre les Britanniques. Elle fut anéantie et le vice admiral Nelson mourut victorieux. L’Angleterre demeura maîtresse des mers. Napoléon apprit la nouvelle dans la première quinzaine de novembre, alors qu’il se trouvait en Autriche. Mais cela ne troubla nullement le plus grand capitaine de son temps.

En effet, cette défaite navale, aussi spectaculaire fût-elle, ne scella pas le sort de Napoléon. Tandis que les canons de Trafalgar se taisaient, la Grande Armée, obéissant à son chef, marchait une nouvelle fois vers l’ennemi. Moins d’un mois après l’annonce du désastre maritime, le 2 décembre 1805, Austerlitz consacra la gloire impériale. L’armée du camp de Boulogne, devenue entre-temps la Grande Armée, affronta en infériorité numérique les forces russes et autrichiennes, en se déployant selon une manœuvre d’une perfection stratégique inégalée.

Dans sa proclamation, Napoléon put écrire sobrement : « Soldats, je suis content de vous ». Austerlitz ne fut pas seulement un triomphe militaire : ce fut l’acte de consécration impériale, un an jour pour jour après le couronnement, en présence du Pape Pie VII. Elle rappela aussi que les soldats de l’armée d’Italie, d’Égypte et du camp de Boulogne - ces vétérans aguerris par toutes ces campagnes - restaient invincibles dès lors que Napoléon les conduisait à la guerre. 

De fait, Napoléon effaça Trafalgar du champ politique et militaire. Dans les années qui suivirent, l’Europe entière plia sous son sceptre victorieux : Vienne était déjà tombée, Berlin suivit en 1806, Varsovie en 1807, Madrid en 1808, de nouveau Vienne en 1809 et enfin Moscou en 1812. La Grande Armée, telle une force irrésistible, fit résonner ses pas sur tous les champs de bataille du continent. À Vienne, elle entra sans combat, après la capitulation de l’armée autrichienne. Berlin succomba sous les coups d’Iéna et d’Auerstaedt, succès éclatants qui brisèrent la puissance prussienne. A Varsovie, Napoléon redessina la carte de l’Europe orientale, ressuscitant un état polonais, appelé alors le Duché de Varsovie, sous son égide. Madrid fut occupée lors de l’expédition d’Espagne. Moscou, à son tour, vit défiler les troupes françaises. Sur les remparts de la cité des tsars, les aigles napoléoniennes remplacèrent les bannières russes, symbole éclatant de la puissance française à son zénith.

Ainsi, chaque cité conquise marquait une étape dans cette marche prodigieuse qui portait, indissociablement, les armes et le prestige de la France. Trafalgar n’avait ni humilié ni ralenti cet élan. Chacune de ces victoires témoignait du génie militaire et de l’autorité souveraine de Napoléon, capable de faire de son armée l’instrument d’une domination continentale et de soumettre, sur terre, tous ses adversaires.


En réalité, les causes de la défaite finale s’expliquent par d’autres facteurs que la seule désastre de Trafalgar, pour lequel Napoléon ne portait d’ailleurs aucune responsabilité : « Je ne pouvais être partout. J’avais trop à faire avec les armées du continent ». La guerre d’Espagne fut l’un des grands fléaux de son règne. Présentée d’abord comme une simple intervention, elle se mua en un bourbier sans fin. Pendant six ans, elle dévora l’armée française, immobilisa des forces considérables et ouvrit, au cœur même de l’Europe impériale, un front intérieur d’une violence inouïe.

Ce conflit, véritable «cancer de l’Empire», grignota hommes et ressources. Alors que Napoléon était engagé en Espagne, l’Autriche retrouva du courage et certaines figures de l’Empire, comme Fouché ou Talleyrand, virent s’ouvrir des opportunités pour leurs ambitions politiques à peine voilées. Sous la menace de complots, certains murmurèrent même que Murat devait remplacer l’Empereur. Napoléon dut rentrer précipitamment à Paris pour rétablir l’ordre, mais le mal était déjà fait.


Napoléon ne porterait plus lui-même le coup décisif en Espagne, alors même que la victoire semblait à portée de main, lorsqu’il eut connaissance des idées séditieuses de certains qui se révéleraient particulièrement néfastes en 1814 et 1815. L’Autriche crut pouvoir profiter de la situation, convaincue que Napoléon était définitivement embourbé dans la péninsule ibérique. Cruelle erreur ! Elle se réarma et fut, comme à l’accoutumée, de nouveau battue les 5 et 6 juillet 1809 à Wagram.

Cette victoire confirma la suprématie française sur l’Autriche, mais elle n’eut ni l’éclat militaire ni le prestige diplomatique d’Austerlitz ou d’Iéna. Néanmoins, elle força l’Autriche à signer le traité de Schönbrunn, consolidant ainsi l’influence de Napoléon en Europe centrale.

Trafalgar semblait déjà loin derrière et n’exerçait plus d’effet sur la marche de l’Histoire. Déjà presque oubliée en 1807, lorsque Napoléon et Alexandre se partageaient le continent à Tilsit, elle s’effaçait encore davantage du souvenir collectif en 1811, alors que la France comptait 130 départements. Son souvenir relatif s’étiola encore avec la naissance du fils de Napoléon, titré roi de Rome dès sa naissance. Napoléon était véritablement l’Empereur des rois.

Napoléon ne porta pas à son terme la conquête espagnole, absorbé par d’autres priorités politiques et par sa nouvelle vie familiale. Sa seconde grande erreur ne résida pas tant dans la campagne de Russie elle-même que dans le fait de rester trop longtemps à Moscou, dans l’espoir d’une paix qui ne viendrait jamais. Si Napoléon n’avait pas attaqué le premier, les Russes l’auraient fait à sa place. Et si les Russes avaient pris l’initiative, certains auraient reproché à l’Empereur de ne pas avoir anticipé les plans de l’ennemi…

Au cours de la campagne de Russie, il convient de rappeler, car certains l’oublient trop souvent, que l’armée russe fut vaincue à plusieurs reprises, notamment à la bataille de la Moskova. Napoléon entra à Moscou en vainqueur. Certes, la retraite fut terrible : la Grande Armée fut littéralement dévorée par la steppe et le Général Hiver, les cosaques se contentant de porter les derniers coups, frappant une armée déjà brisée par le froid, la faim et la fatigue.


Et pourtant, même durant ce dramatique retour au pays, les soldats napoléoniens remportèrent des succès notables. Napoléon déploya tout son génie tactique et stratégique à la Bérézina, qui resta une éclatante victoire des armées françaises. Malheureusement, amateurs et passionnés d’histoire confondent souvent la victoire militaire elle-même avec le terrible passage de la rivière, assimilant le désastre logistique au résultat militaire.

Par la suite, la défaite de Leipzig, dite bataille des Nations, ne fut qu’une des conséquences directes de la retraite de Russie, un épisode que j’aborderai plus en détail ultérieurement. Il convient également de rappeler le jeu trouble de l’Autriche, guidée par Metternich, ainsi que les trahisons de plusieurs alliés — Prussiens, Saxons, Bavarois — qui fragilisèrent la position de Napoléon lors de cet affrontement titanesque, où 600 000 hommes s’affrontèrent entre le 16 et le 19 octobre 1813.


Dès lors, les défaites de 1814, et surtout celle de 1815, ne s’expliquent ni par Trafalgar, ni par la puissance maritime anglaise, mais par la combinaison mortelle de plusieurs facteurs : le crédit anglais, l’hécatombe en Russie, la dispersion des forces, les trahisons d’alliés et le lâchage des élites françaises, soucieuses de préserver leurs privilèges. L’Empire porta les blessures terribles de ses campagnes en Espagne et en Russie. Le coup fatal fut assené dans les plaines belges par une coalition hétéroclite, où les soldats anglais étaient minoritaires. Il me semble essentiel de le souligner.

Même après Waterloo, tout n’était pas perdu. À Paris, les séditieux tentaient de s’emparer du pouvoir et d’imposer leur loi, mais Napoléon, lucide, refusa de porter la responsabilité d’une guerre civile et militaire qui aurait précipité la France dans un chaos inimaginable. Il rejeta également l’idée d’être le roi d’une jacquerie, préférant sauvegarder l’ordre et la dignité de l’État plutôt que de céder aux pressions populaires ou aux conseils intempestifs de son entourage, qui l’incitait à poursuivre ce combat.


Trafalgar ne fut jamais la tombe de l’Empire, seulement le revers d’une ambition maritime. Sur le continent, Napoléon resta maître de l’Europe pendant près d’une décennie, guidant ses armées avec un génie que l’Histoire a rarement connu. Comme le rappelait le maréchal Marmont : «On a fini par perdre, mais on les a fait danser pendant quinze ans». La France perdit la mer, mais elle conserva sa grandeur et imposa sa volonté sur la terre. Pendant dix ans, l’Empire napoléonien façonna l’Europe, ses campagnes et ses batailles gravant son empreinte dans le temps. Même face à la défaite finale, Napoléon triomphait dans l’Histoire : ses stratégies, sa vision et son audace continuent de résonner à travers les siècles, inspirant ceux qui contemplent le génie humain dans toute sa magnificence…


Franck-Abed-Mer





Commentaires

Enregistrer un commentaire