Histoire, mémoire et politique que de confusions

 

FRANCK ABED

L’histoire, depuis sa mise en place en tant que discipline à part entière, fut avant tout l’affaire des professeurs de lettres. En 1890, de la 6ème à la 3ème, les élèves n’étudiaient que l’histoire ancienne (l’Orient en 6ème, la Grèce en 5ème, Rome en 4ème puis le Bas-Empire, la Gaule romaine en 3ème). Le combat des « spécialistes » d’histoire aboutit à la reconnaissance de l’histoire comme une discipline digne et utile. La réforme de 1902 (1) consacra une plus grande part à l’histoire contemporaine. Elle était alors enseignée en 3ème et en terminale, tandis que l’histoire ancienne s’étudiait au programme de 6ème. 

L’âge d’or de cet enseignement fut la fin du 19ème siècle, au cours duquel on assista à une véritable professionnalisation de l’histoire avec le recrutement massif de professeurs formés par le discours de la méthode. Ce fut l’instant historique d’une adéquation totale entre la culture savante, celle de la domination de l’école dite méthodique et des exigences d’un Etat national qui entendait organiser la revanche de 1870 (2). Le projet était de reconquérir l’esprit des jeunes générations en préparant, par l’amour de la nation et de son passé, un consensus propre à la récupération de l’Alsace-Lorraine. Comme le disait Guizot en 1820 : « la société, pour croire en elle-même, a besoin de n’être pas d’hier ». 

L’objectif était donc clairement de susciter un assentiment populaire, grâce à la culture commune par delà les divisions et fractures de tous ordres (3). S’élaborèrent alors les fameux programmes de Lavisse de 1890, puis de Seignobos en 1902. Leur volonté de faire passer le message impliquait leur adhésion à la modernité et un enseignement faisant une part de plus en plus large à l’histoire contemporaine, sortant par étapes d’une époque au cours de laquelle l’histoire n’avait pas d’autres finalités que de lire et de comprendre le contexte biblique de la naissance du christianisme, et privilégiait donc l’étude de l’antiquité romaine.

A cette période, les méthodes du cours d’histoire subissaient de sévères critiques. L’histoire ne faisait appel qu’à la mémoire. Les élèves étaient surchargés de faits et de dates qu’ils devaient apprendre par cœur. Il est vrai qu’à ce moment, la leçon se construisait autour de trois pôles : une longue interrogation orale, un cours magistral et une dictée. Dès la fin du XIXe siècle, Lavisse proposait que l’on mît davantage les élèves en activité. La leçon devenait un moment de réflexions et non plus d’écoute passive. Ainsi le manuel se transformait en un instrument d’évolution des pratiques comme cela s’était déjà accompli dans d’autres disciplines. Son point de vue sur la méthode historique le rapprochait des historiens Langlois et Seignobos, qui écrivaient dans une préface en 1898 : « l’histoire se fait avec des documents ».

Les enseignants d’histoires exprimaient leurs réticences dans diverses revues : « expliquer un chapitre de manuel, c’est rendre presque inutile l’emploie d’un agrégé  ». Pour les méthodiques seule la source directe se montrait valable, mais l’usage du document était encouragée par l’inspection générale et les universitaires. Ce qui semblait tout spécialement importer à Ernest Lavisse était le « rapport de transmission » du savoir entre les professeurs et les élèves. Ainsi Lavisse fonda en 1878, un puissant groupe de pression, la société de l’Enseignement Supérieur avec d’autres réformateurs.

De plus, Lavisse, grand patriote français, voulait faire de l’université française l’équivalent, pour l’esprit national français, de ce que l’université allemande était pour l’esprit public allemand. Si Ernest Lavisse réformait l’enseignement supérieur, et plus particulièrement l’enseignement de l’histoire, la manœuvre visait avant tout à changer l’enseignement primaire et secondaire. En effet, en formant les étudiants de l’Ecole Normale ou les candidats à l’agrégation, il préparait les futurs professeurs. Ernest Lavisse désirait que l’histoire de France montrât aux élèves des modèles, des symboles. Sa méthode, datant de 1876, ne comportait pas de mots complexes, et se voyait largement illustrée. De plus, un soin tout particulier se remarquait dans la mise en page. Les leçons se décomposaient en phrases numérotées, auxquelles correspondaient des questions. Le but principal étant de montrer l’unité de la patrie et d’encourager l’amour de celle-ci : « Tu dois aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle, et parce que l’Histoire l’a faite grande. »(4) 

Sa méthode passait pour un véritable évangile républicain, car il diffuse une morale républicaine qui devait remplacer, dans son esprit, la morale religieuse. Le thème de L’Alsace-Lorraine, cher à Lavisse, se retrouvait très présent dans ses ouvrages destinés aux enfants. La mission civique dévolue à l’histoire, même si le pouvoir républicain était confortablement assis, ne faiblissait pas. Pour Charles Seignobos, radical-socialiste et dreyfusard, elle restait « un instrument d’éducation politique » qui, par l’expérience du changement, devait engager les élèves à peser plus tard dans la vie politique de leur pays. En outre le mythe national qu’entretenait l’école demeurait une pièce essentielle de la « nationalisation de la société française  ».

A la fin du XIXème siècle, le modèle méthodique des institutions universitaires connaissait des contestations. Simiand, sociologue Durkheimien, dénonçait en 1903 « les trois idoles de la tribu des historiens », à savoir : la démagogie politique, la démarche chronologique, et le rôle excessif joué par les individualités. Pour que l’histoire devînt une science, il préconisait que celle-ci s’attachât aux régularités, s’employant à comparer les objets qu’elle étudiait. Il fallait cesser de se focaliser sur le politique et ses acteurs pour se consacrer à l’économie et au social. Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la révolution française (1903-1908) s’inscrivit dans ce courant. L’ouvrage s’efforçait de rendre cohérents les actes politiques de cette époque, et proposait une vaste enquête sur les transferts de propriétés pendant la période révolutionnaire. Cette ouverture sur l’économie et le social suscitait l’intérêt de jeunes historiens qui, tels Albert Mathiez, Marc Bloch, Lucien Febvre ou Ernest Labrousse, montraient leurs insatisfactions quant aux productions historiques de leurs aînés. L’histoire était déjà considérée comme l’une des causes de l’explosion agressive des nationalismes qui avait conduit à la guerre. Une nouvelle génération d’historiens, anciens combattants pour la plupart, s’attelait au projet de rénover l’histoire. 

C’est dans ce cadre qu’il convient de replacer la naissance de la revue Annales d’histoire économique et sociale, qui, à partir de 1929 et sous la houlette de Marc Bloch et Lucien Febvre, entendait ouvrir de nouveaux champs à l’histoire et promouvoir une « histoire totale » qui soit en même temps une « histoire problème  ». C’est-à-dire une histoire construite sur la base des hypothèses qu’ils formulaient. Si ce courant resta marginal jusqu’en 1945, il finit par s’imposer pour devenir la référence après une gestation de cinquante ans. La conviction que le monde avait changé et qu’il allait continuer de le faire, constituait d’ailleurs l’axe du premier éditorial d’après-guerre des Annales et justifiait selon Lucien Febvre, le changement de titre de la revue, qui devient à partir de 1946 : Annales, économies, sociétés, civilisations pour marquer son ouverture planétaire et signifier une inflexion de problématique. Les redistributions de l’après-guerre permettraient à une génération d’historiens formés avant la guerre, impliqués dans le débat avec les sociologues, les philosophes et les hommes politiques, d’arriver aux commandes et d’influencer progressivement la recherche universitaire française, puis son enseignement avec les résultats que nous connaissons : échec scolaire massif, illettrisme, perte des savoirs et de la transmission, refus de la hiérarchie etc. C’est par le rôle qu’occupèrent ces historiens au sein de la communauté historienne de l’après guerre, leur percée institutionnelle et la diffusion de leur façon de faire et de penser l’histoire, que 1945 constitue une césure dans la méthode enseignante pour notre plus grand malheur…

En France les personnes sont désignées comme des citoyens libres et égaux (5). L’un des traits majeurs de cette citoyenneté est indubitablement le « devoir de mémoire », devenu un véritable impératif citoyen depuis la deuxième guerre mondiale point culminant de la folie humaine pour les dominants. Ce devoir de mémoire concerne d’abord et essentiellement l’extermination des juifs d’Europe. Maintenant il tend à s’étendre à tous les évènements considérés comme tragiques de notre histoire et fonctionne sur le mode du « plus jamais ça », mettant en œuvre toutes les figures de la morale et du combat du bien contre le mal. Ce processus donne naissance de manière consciente ou non à ce que les historiens et les politiques appellent : la mémoire collective. Le problème récurrent est que ce devoir de mémoire reste très souvent récupéré à des fins politiques et partisanes. 

De plus, l’histoire et la mémoire ne peuvent que s’opposer car à y regarder de près ces deux notions reposent sur des concepts relativement éloignés. Effectivement l’histoire repose sur une représentation du passé figée, alors que la mémoire est vive, permanente en constante évolution. L’histoire est très souvent une recomposition des éléments passés alors que la mémoire peut-être défaillante, altérée, obscurcie. En allant plus loin nous disons que l’histoire a un caractère scientifique, là où la mémoire revêt une dimension plus relative. Les historiens devraient être des chercheurs, mais aujourd’hui les professeurs d’histoire ne sont pas des historiens.

En effet ils sont des agents de l’Etat soumis à des directives ministérielles. Nous sommes bien loin de l’indépendance et de la liberté des chercheurs. Ceci étant dit, rappelons que l’histoire veut comprendre la complexité des faits passés en étudiant les détails et en confrontant les sources. Elle doit aider à la compréhension du passé et étudie tous les aspects de la réalité d’avant. Elle aboutit à des travaux scientifiques, des thèses, des livres d’histoire, des manuels scolaires. L’histoire ne juge pas : elle décrit, elle explique le passé. Malheureusement, le travail des historiens peut être influencé par la mémoire collective : certains sujets seront davantage travaillés à certaines époques. La mémoire est collective et elle demeure l’affaire des citoyens. Elle simplifie la réalité pour être davantage commune. Elle néglige les détails et les contradictions de la réalité. Elle sert à comprendre le présent et à réagir sur la réalité du moment. Elle est basée sur l’oubli d’une partie de la réalité. La mémoire est sélective. Elle aboutit à des commémorations, à des « journées du souvenir » (6) à des moments collectifs de la vie d’un pays ou d’une communauté. 

La mémoire contient un jugement collectif sur les faits. La mémoire a besoin de l’histoire car elle doit reposer sur des faits établis, sinon il s’agit de rumeurs plus que de mémoire. La mémoire est indispensable pour construire le présent alors que l’histoire est indispensable pour comprendre le passé. Les deux mots, histoire et mémoire bien que extrêmement liés comme nous venons de le montrer sont souvent mis en rapport voire confondus, alors qu’ils reposent sur des notions assez éloignées. La confusion tient peut-être d’abord au fait que l’histoire est souvent considérée comme une discipline de mémoire : une matière qu’il suffit de mémoriser pour la maîtriser. Le mot mémoire doit être entendu dans un sens plus large et plus riche que celui de fonction cérébrale par laquelle s’opère l’acquisition, la conservation et le retour d’une connaissance chez un individu. Elle est un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans un groupe ou dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes. 

Pourtant cette mémoire collective devient rapidement un enjeu politique et nous prendrons un exemple précis. Cette mémoire collective contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire n’est pas un phénomène spontané mais relève très souvent d’une démarche politique dont la grande majorité des citoyens ne semblent pas en saisir toutes les subtilités. Aujourd’hui elle est organisée et se lie étroitement au politique. Par exemple la députée Christiane Taubira, à l’origine de la loi portant son nom, déclarait en mai 2001 « la traite négrière et l’esclavage, crimes contre l’humanité », indique que « la mémoire est toujours instrumentalisée, soit pour reconstruire l’unité nationale, ou pour attiser des affrontements », mais qu’« on a besoin de savoir pour se restructurer ».

Quand un gouvernement érige une tombe au soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on baigne dans la politique. La discipline historique elle-même s’imbrique dans cette fabrication de la mémoire collective. On sait comment l’histoire de « nos ancêtres les Gaulois » fut une histoire inventée par une Troisième République à la recherche d’un ciment civique. Ce mythe fut également enseigné dans les possessions françaises situées en Afrique, dans lesquelles les jeunes africains apprenaient également que : « nos ancêtres les gaulois, inventèrent le tabac ». Pour autant, nous notons que sans passé, il n’y a pas d’histoire ni d’identité. Cependant le passé se montre suffisant pour bâtir une identité. A la longue, le culte de la mémoire enferme ceux qui s’en réclament et leur fait tourner le dos à l’avenir. Ces mémoires se tissent, de temps à autre, dans la négativité, dans une victimisation revendicatrice peu propices à la réflexion profonde et à l’échange. Le devoir de mémoire relatif à certaines pages de l’histoire de France et la culpabilité ont pesé sur quasiment quatre générations. Pour quelles raisons ? Certains ont agité et exagéré des drames passés à des fins partisanes voire communautaires. De même ses vigiles veulent nous empêcher de penser, de nous exprimer et de nous questionner…. 

Agir ainsi ne signifie nullement remettre en question des faits établis. Ce ne sont ni les lois, ni les tribunaux qui doivent écrire l’histoire ou souligner le « rôle positif de la colonisation  ». Nous ne pourrons que nous féliciter de l’abrogation de toutes ces lois mémorielles qui empêchent le débat et l’expression libre. De même nous considérons également que cette histoire ne peut pas non plus s’écrire sous le diktat des mémoires, mêmes meurtries et des groupes de pression. La réalité historique en dépend. Il n’existe pas d’histoire sans mémoire, mais il existe trop de mémoires sans savoir. L’histoire ne saurait pour autant rester imperméable aux exigences du présent, déjà parce qu’elle est le produit des efforts d’hommes et de femmes de leur temps.

Le « devoir de mémoire » est essentiellement lié à la mémoire des camps d’extermination et l’impératif qui en découle : « plus jamais ça  ». Là encore il est difficile de juger des intentions des promoteurs de cette « mémoire du devoir », donc concentrons nous sur les faits objectifs. Ils ont fabriqué un résultat inattendu. Le nazisme est devenu pour des générations d’élèves l’incarnation du mal absolu, d’un mal incompréhensible tant il est monstrueux. Et toute l’histoire du vingtième siècle est engloutie dans ce trou noir. Elle est devenue un théâtre d’ombres qui exclut toute réflexion philosophique, intellectuelle et politique. Comment le nazisme a-t-il été possible ? Profond mystère. Ou sont donc passées les analyses sur la révolution allemande de 1918-1919 ? Et les enseignements du traité de Versailles ? Comment l’esclavage et touts les autres actes du même genre ont-ils pu rencontrer le consentement des puissants, des grands de l’époque voire même des peuples d’alors ? Quid des 100 millions de morts du communisme à travers le monde ? Comment le tsarisme a-t-il pu s’écrouler ? Là où la réflexion sur le passé est censée éclairer les esprits, le devoir de mémoire désarme et inhibe toute réflexion raisonnée et raisonnable. Pourtant, il est facile de faire remarquer que le vingtième siècle ne fut pas que le siècle des camps d’extermination, mais également celui de grandes découvertes technologiques qui ont bouleversé le monde. Pour éviter tout genre de malentendus et de confusions, il faudrait relancer un vaste programme d’instruction publique, mais là encore les politiques préfèrent abrutir la population et baisser le niveau du bac que de lui donner les moyens de comprendre et d’agir sur le monde qui l’entoure.

Nous ne développerons pas plus. Cependant nous voyons bien que cet usage systématique et abusif du « devoir de mémoire  », érigé en impératif catégorique de notre système politique aussi bien que scolaire, produit des effets pervers terribles. L’Etat veut former des futurs citoyens, mais il façonne les élèves aux bons sentiments, à des bons sentiments bien superficiels, alors que c’est seulement par la raison, par l’habitude de la réflexion que se forme une pensée libre, c’est-à-dire une pensée critique. La France doit pouvoir regarder son histoire sans honte, sans renoncement, ni tirer profit ou avantage de ce qui l’arrange. Le passé c’est comme la gloire, cela ne se marchande pas.

Franck ABED

(1) La réforme de 1902 réorganise en effet l’enseignement secondaire autour de deux cycles. Le premier, qui court de la 6e à la 3e, comprend deux sections : une section A avec latin et langue vivante et une section B sans latin. Le second cycle, auquel n’accèdent pas nécessairement tous les élèves, se divise quant à lui en quatre sections correspondant à autant de séries de première partie du baccalauréat : A (latin-grec), B (latin-langues), C (latin-sciences), D (sciences-langues).

(2) La Bataille de Sedan eut lieu le 1er septembre 1870, durant la guerre franco-prussienne. Elle mit un terme au Deuxième Empire de Napoléon III Un traité de paix, fut signé à Francfort le 10 mai 1871, qui amputa la France de l’Alsace sauf Belfort, d’une partie de la Lorraine et des Vosges. Une somme de cinq milliards de francs or fut demandée à titre de dommages de guerre. Les armées allemandes se retirèrent progressivement des 21 départements qu’elles occupaient au fur et à mesure des versements. En septembre 1873, les Allemands évacuent complètement le territoire après versement du solde de la dette. Ce traité engendra un désir de revanche chez les Français qui voudront récupérer les territoires perdus.

(3) L’Affaire Dreyfus divisa profondément la société française.

(4) Phrase écrite en introduction dans de nombreux manuels d’histoire composés par Lavisse.

(5) Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen

(6) Difficile de répertorier les journées du souvenir, tant elles sont nombreuses. De là à dire qu’elles sont utiles et justes… il y a un gouffre que nous ne franchirons pas.

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